Le Jeu de Boules

Publié le par Muriel Bayet

Le jeu de boules

Le front appuyé contre le carreau, bien à l’abri derrière la fenêtre qui la protège de la pluie battante, elle regarde. Regard incertain et vague. Enfin, ses yeux se posent quelque part, dans le lointain, sur un point visible d’elle seule.

Yeux cernés et joues creusées, quelques cheveux ternes et grisonnants au-dessus d’un front déjà moins lisse, elle s’est arrêtée sur le passé. Un passé pas si loin, pourtant, mais déjà si différent… Ses souvenirs lui renvoient l’image de joues douces et pleines, regard mélancolique –déjà !-, front lisse et lumineux sous des cheveux bouclés coupés courts…

C’était… il y a dix ans peut-être, quinze, tout au plus. Des rêves pastel au charme désuet trottinaient dans sa tête.

La pluie battante dégouline le long des vitres, brouillant la vue, floutant l’extérieur.

A travers l’eau qui ruisselle sur les carreaux, elle revoit le café de la plage.

Elle était venue dans ce coin perdu de Bretagne parce que, lui avait-on dit, « là-bas, c’est le bout du monde » ; « air pur et gens du terroir, tu verras » ; elle avait hésité, mais devant l’évocation des charmes de cette pointe bigoudène, elle avait fini par louer « chez l’habitant » pour ses deux mois de vacances.

Chaque lundi, installée devant une petite table métallique bleu lavande, elle était venue siroter un diabolo-violette au Café de la Plage, paressant sous le soleil qui inondait la terrasse. Et crayon à la main, elle avait pris l’habitude de croquer les touristes venus, comme chaque lundi soir, flâner entre les étals du marché bigouden. D’ailleurs, son carnet était plein de petits dessins, le phare, le marché, les estivants à l’allure extravagante, la crique, les barques tirées sur le sable sec, le petit port de plaisance…

Sur le devant du Café, donnant sur la rue, la patronne du Café avait installé un large bilig ; là, elle confectionnait, à la demande, des kouigns moelleux qu’elle tartinait généreusement de pâte chocolatée, pour le plus grand plaisir des gourmands.

Dans la salle, juchés sur de hauts tabourets, les habitués buvaient leur bière au comptoir, tandis que d’autres, attablés, jouaient à la belote devant la baie vitrée.

De temps à autre, on entendait le bruit mat de boules lancées contre des bordures de bois ; un coup d’œil dehors : deux équipes jouant à la boule bretonne, sur de longues allées de terre délimitées par de petites planches…

Coincé entre le sentier côtier et la terrasse du Café, les pistes du Jeu de Boules faisaient l’attraction des vacanciers.

Jeux de palets, boule bretonne, fest noz, fête des vieux gréements, bombarde et binious, dentellières de point picot en habit traditionnel, coiffe haute ou penn sardin, voiles brunes, sardiniers, criée, langoustines frétillantes, bateaux de la SNSM, crêpes de blé noir et gâteau breton, kouign aux pommes ou kouign aman, records de montée du phare, galeries de peintres, fêtes de Cornouaille, ports de plaisance et ports hauturiers, dunes aux herbes folles, plages immenses à marée basse, cri des mouettes et goélands, pêche à pied, petites chapelles cachées dans la campagne ou face à la mer, en protection des marins, fontaines sacrées, …

La pointe bretonne attirait des touristes de plus en plus nombreux, et le Café de la Plage, du moins l’avait-elle constaté cette année-là, fourmillait de « Bretagne-trotters »…

Mais le Jeu de boules s’est tu. On n’entendra plus le claquement des boules rebondissant sur les bordures latérales.

La patronne du Café de la Plage n’est plus. Rideaux à jamais baissés, la vie du Café de la Plage s’est arrêtée…

St Guénolé, 15 septembre 2014

extraits d'un carnet de croquis
extraits d'un carnet de croquis
extraits d'un carnet de croquis
extraits d'un carnet de croquis

extraits d'un carnet de croquis

Publié dans Nouvelles

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M
C'est très réaliste on reconnait l'endroit, on entend les boules et la patronne du café...C'est très agréable à lire.
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M
Merci !
D
C'est toujours autant un plaisir de te lire Muriel...
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M
Merci Delphine !